options de contraste:

APREM#7: LA FONTAINE DU MONDE

Novembre 2018

 

« Dix ans. Voilà dix ans que le monde occidental, économiquement développé, industrialisé s’éveillait faillible, devait être sauvé de la banqueroute, suite à des activités dites spéculatives d’une ampleur inégalée.

En dix ans, le monde a changé à une telle vitesse qu’il semble difficile de dater ce qui s’est produit avant et après, ce qui n’existait pas ou peu à l’époque et qui existe maintenant. Comme si nous percevions le monde comme une gigantesque fontaine.

Avez vous déjà observé avec attention une fontaine ? Vraiment avec attention ? Une vraiment grande fontaine ?

Cliquez pour lire la suite…

Elle semble immobile. On n’en voit que le flux Cela donne une impression de vitesse. Mais si vous observez vraiment bien la fontaine, alors vous ne regarderez pas le flux. Vous fixerez votre attention sur une goutte particulière, sur sa parabole, sur sa montée puis sa redescente. Évidemment, en fixant votre attention sur cette goutte, vous ne pouvez voir les autres mais au moins, vous verrez celle-là, son destin. Tout semble alors aller moins vite. Cela prend du temps. Cela requiert patience et attention. Et ça donne envie de recommencer.

Faites l’expérience avec la fontaine du monde. Fixez un événement, quelque chose qui vous tient à cœur, qui retient l’attention des médias, dont tout le monde parle. Et puis évoquez autour de vous cet événement quelques temps plus tard. Et là vous verrez la fontaine. Vous verrez que la plupart a oublié la goutte qui avait retenu votre attention et qui avait un instant retenu l’attention de tout le monde.

Tarnac, les mecs qui ont été acquittés en ce 12 avril 2018, c’était quoi déjà, j’ai oublié ? Pourtant, c’était l’événement à ne pas manquer, la France était menacée par un terrorisme prêt à frapper n’importe où, n’importe quand. Heureusement que les services de sécurité veillaient. C’était le 11 novembre 2008, moins de deux moins après l’explosion de la crise. Dix ans plus tard, c’est l’indifférence autour de l’inutilité d’un déploiement sans précédents de moyens de surveillance. Dix ans plus tard, cette fois, c’est sûr, les moyens de surveillance sont plus nécessaires que jamais.

Beaucoup de ceux qui attendaient la nouvelle l’ont apprise sur leur smartphone et se souviendront de ce qu’ils ont tweeté, relayé, commenté.

Qu’avons-nous tweeté quand « les Tarnac » ont été arrêtés ? Où nous trouvions-nous lorsque nous avons appris la faillite de Lehmann Brothers ? Et bien probablement dans notre cuisine, dans notre salon ou dans notre voiture parce qu’à l’époque, les smartphones étaient peu répandus. C’est APRÈS que la migration de la technologie vers nos poches s’est vraiment déployée. C’est APRÈS que les réseaux dits sociaux ont commencé à prendre tant de place.

Nous n’aimions pas ce monde dont les plus grosses sociétés étaient des banques et des sociétés pétrolières ? Et bien bonne nouvelle : nous en sommes sortis. Aujourd’hui, les plus grosses capitalisations boursières sont les GAFA : Google, Apple, Facebook, Amazon, soit les sociétés qui nous permettent de contempler la fontaine plutôt que les gouttes qui la composent, les sociétés encore dont la valeur provient de leur capacité à fixer notre attention et donc à nous déposséder de ce qui fait notre singularité.

On pourrait se réjouir de la manière dont nous avons acquis la capacité à embrasser ainsi le monde d’un seul regard et donc de ne plus rester coincé dans les quelques mètres carrés entourant nos nombrils, de sortir de l’anecdote. Vraiment ? Et si au contraire en donnant accès à cette vision d’ensemble nous avions perdu toute capacité de discernement.

Ces technologies nous permettent de mieux voir le monde, de le parcourir à moindre frais encore qu’il y a dix ans, profiter du même service AirBNB ou Uber où que nous soyons. Mais nous permettent-elle de comprendre pourquoi d’autres technologies causent la fermeture de Caterpillar Gosselies. D’ailleurs, qui se souvient que Caterpillar est le nom d’une usine qui ferme et pas uniquement une marque de chaussures à la mode ? C’était il y a si longtemps. Deux ans déjà…

La technologie nous permet aussi de mieux sentir le monde qui s’équipe de capteurs pour former la smart city. Mais qui sent qui ? Évidemment, la smart city nous donne l’illusion de précéder nos désirs en fonction de nos comportements. Et si au final la smart city faisait de nous des gouttes d’eau qui sortent d’une fontaine, qui forment un flux parfaitement identifiable, dans lequel chacun a sa place et dans lequel chacun est incapable de voir ce qui est fait de lui, nous rendant incapable d’apprécier ce qui se passe ?

D’autres technologies enfin sont censées nous permettre de prendre la tangente, de ne plus avoir à faire confiance à une autorité centralisée, d’entrer dans un monde pair-à-pair débarrassé de toute hiérarchie. Ce monde est celui des blockchains, dont la plus connue est le Bitcoin. Après le monde de « un fait divers, une loi », puis celui de « une opportunité, une start-up », nous voilà dans le monde de « un problème, une blockchain et une cryptomonnaie ». Et quand a été conçue la blockchain ? Début novembre 2008, entre l’explosion de la crise des subprimes et l’arrestation des « Tarnac ». »

 

Jean-Claude Dargeant